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Pesticides :Les arboriculteurs hors de contrôle
Stéphane Foucart Et Stéphane Mandard
Les inspecteurs de l’Office français de la biodiversité sont invités à ne pas faire de constatation en flagrance
Les inspecteurs de l’environnement de l’Office français de la biodiversité (OFB) oscillent entre « incompréhension » et « colère ». Motif de leur courroux : la direction de l’OFB, le « gendarme » de l’environnement, leur demande, dans le cadre de leur mission de protection des pollinisateurs, de s’abstenir de contrôler les arboriculteurs pour vérifier qu’ils n’abusent pas de pesticides pendant la période de floraison. « C’est incompréhensible, notre direction nous donne pour instruction de ne pas appliquer la réglementation !, s’étrangle un inspecteur sous le couvert de l’anonymat. On peut contrôler Pierre qui fait du colza, Paul qui fait du tournesol, mais pas Jacques qui fait des pommes, alors que c’est précisément l’arboriculture qui utilise le plus de traitements. »
Dans une note de service datée du 20 avril, que LeMonde s’est procurée, la direction de la police de l’OFB précise la « conduite à tenir » pour les missions de police judiciaire relatives au non-respect des interdictions prévues par l’arrêté « abeilles » pris en novembre 2021 dans le but de renforcer la protection des pollinisateurs. Jusqu’à présent, les missions des agents de l’OFB étaient, s’agissant des pesticides, limitées au contrôle de leurs usages à proximité de ressources en eau. L’arrêté « abeilles » les étend à la protection de la biodiversité.
La principale « arme » des enquêteurs de l’OFB est la « constatation en flagrance » : le flagrant délit d’épandage de pesticides dangereux pour les pollinisateurs sur des cultures en fleur, certains d’entre eux pouvant être utilisés sur des plages horaires limitées à deux heures avant et trois heures après le coucher du soleil. La note du 20 avril prévoit bien des enquêtes sur la base de « constatation en flagrance » pour les champs de colza et de tournesol, mais pas pour l’arboriculture. « S’agissant spécifiquement des pulvérisations par les arboriculteurs, les services déconcentrés vont, à la demande du MASA [ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire], engager en 2023 une campagne de sensibilisation-contrôles afin de vérifier la bonne appropriation de cette nouvelle réglementation par ces derniers », précise la note. Exit, donc, les constatations en flagrance à l’initiative des inspecteurs de l’OFB qui permettaient à la justice d’ouvrir des enquêtes.
Sidération des procureurs
« Que l’organisme dont la mission est de protéger l’environnement demande à ses services de ne pas effectuer de contrôles, c’est scier les pattes à l’institution judiciaire. En leur exhortant de ne plus prendre d’initiatives, on nous prive d’affaires, résume un procureur chargé des affaires liées à l’environnement. Ce n’était pas la peine de créer des parquets spécialisés en environnement si on ne peut plus faire de constats d’infraction en nous appuyant sur l’irremplaçable connaissance réglementaire et du terrain des inspecteurs de l’OFB. » Des parquetiers ne cachent pas leur sidération. « Cette faveur est totalement inexplicable, si ce n’est que les arboriculteurs ont visiblement une capacité à susciter la clémence des autorités supérieure à notre faculté à faire respecter la loi pénale », observe l’un d’eux.
« On peut s’étonner que le ministère de l’agriculture préconise un régime particulier, aménagé pourrait-on dire, de la règle pénale pour une catégorie spécifique d’utilisateurs des pesticides, à savoir les arboriculteurs », commente Dorian Guinard, maître de conférences en droit public à l’université Grenoble-Alpes et spécialiste de la régulation des produits phytosanitaires.
Les condamnations dans ce type d’affaires sont rares : le 31 mars 2022, un arboriculteur isérois a été sanctionné d’une amende de 10 000 euros par le tribunal correctionnel de Grenoble. L’exploitant avait été pris en flagrant délit d’épandage d’insecticide sur une centaine d’hectares de pommiers en fleur par des inspecteurs de l’OFB. La filière arboricole, qui n’a jamais caché son opposition à l’arrêté « abeilles », s’était alors émue des contrôles de l’OFB auprès du ministre de l’agriculture. Selon nos informations, la note de l’Office, qui était « bloquée » depuis plusieurs mois, ne prévoyait pas initialement de « traitement de faveur » pour les arboriculteurs. C’est le ministère de l’agriculture – cotutelle de l’organisme avec celui de la transition écologique – qui est intervenu pour qu’ils soient ménagés.
Contacté par Le Monde, le ministère de l’agriculture précise que l’arrêté « abeilles » peut permettre localement des dérogations et donc des épandages en pleine journée, en fonction des bioagresseurs rencontrés sur les parcelles. « Il apparaît que les colzas et tournesols en fleur ne devraient pas nécessiter de mettre en œuvre la dérogation prévue par l’arrêté, mais ce n’est pas le cas pour l’arboriculture fruitière, justifie-t-on Rue de Varenne. C’est pourquoi il est indiqué dans la note interne de l’OFB mentionnée que les arboriculteurs ne seraient pas soumis à des contrôles inopinés au profit de mesures pédagogiques et de contrôles des services régionaux de l’alimentation. » Le ministère affirme ainsi que « tous les exploitants sont donc susceptibles d’être contrôlés cette année, y compris les arboriculteurs, mais pas forcément par les mêmes services de contrôle ».
Sauf que les services régionaux de l’alimentation ne disposent que de quelques agents par région, que leurs interventions sur le terrain sont généralement programmées plusieurs mois à l’avance et souvent en informant en amont les personnes contrôlées. Résultat : « Les contrevenants ne rencontrent pas la justice », résume un bon connaisseur du milieu. Même circonspection concernant l’aspect pédagogique mis en avant par le ministère. « Cela fait dix ans que l’on fait de la pédagogie sur les pesticides et dix ans que le problème n’est pas réglé, commente une source judiciaire. La mission des parquets n’est pas de faire de la sensibilisation mais d’appliquer la loi pénale. »
« Un retour en arrière »
Certaines juridictions commencent tout juste à s’intéresser à la protection des pollinisateurs quand d’autres, comme en Isère, dressent des procès-verbaux en flagrance depuis un an ou deux. « Avec cette instruction de ménager les arboriculteurs, c’est un retour en arrière, déplore un responsable départemental. La réglementation précédente était très permissive et pas applicable ; on pensait qu’avec le nouvel arrêté “abeilles” on allait pouvoir effectuer de vrais contrôles et faire changer les pratiques des arboriculteurs. »
Du côté de la direction de la police de l’OFB, on récuse toute entorse à la réglementation : « Si nous sommes saisis d’une plainte, ou si nous recevons un soit-transmis [instruction] d’un parquet, nous ouvrons une procédure à l’encontre d’un arboriculteur comme tout autre exploitant. » Une version contestée par un magistrat ayant déjà eu à traiter ce type de dossier : « Il n’y a pas de plainte ni de soit-transmis dans les affaires d’infractions aux règles de protection des polliniteurs, car contrairement à la chasse, par exemple, il n’y a pas de dénonciations. Les seuls cas d’ouverture d’enquêtes sont consécutifs à des contrôles à l’initiative des inspecteurs de l’environnement avec constat en flagrance. »
La direction de l’OFB ajoute que, « pour les situations de flagrance, les choses sont différentescar la réalité de l’infraction est plus complexe à établir sur le terrain pour l’arboriculture [que pour le colza et le tournesol] ». Les inspecteurs de l’environnement les plus aguerris estiment au contraire qu’il est « plus facile d’établir des infractions en arboriculture car c’est là qu’on utilise le plus de pesticides ».
Selon nos informations, certains parquets ont néanmoins demandé aux inspecteurs de contrôler les arboriculteurs. Mais la période de floraison touche à sa fin et les inspecteurs craignent que les quelques procès-verbaux qui ont déjà été adressés cette année soient annulés. La note controversée s’inscrit, en outre, dans un contexte de fortes tensions entre le monde agricole et l’OFB. Ses inspecteurs évoquent des « insultes, menaces et agressions » lors de certaines interventions. Une tension qui traverse d’autres activités de l’institution : le 30 mars, le siège de l’institution à Brest a été incendié, visé par plusieurs centaines de fusées de détresse, lancées contre le bâtiment dans le cadre d’une manifestation de pêcheurs protestant contre les contraintes environnementales